Activités productives et commerciales liées à l’alimentation et transformation socio-spatiales

Corentin Sanchez-Trenado (Metrolab - IGEAT) | Note de recherche 2017 | Recherche n. 4

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urban-production

Résumé

Cette note de recherche constitue une brève synthèse de la recherche individuelle menée dans le cadre du Metrolab par Corentin Sanchez-Trenado. Son but est, d’une part, de présenter mes objectifs, hypothèses et questions de recherche et, d’autre part, d’insister sur les apports de la recherche collective à mon travail ainsi que sur les éven-tuelles contributions que je pourrais fournir à la recherche collective. Cette dernière est présentée plus en détail dans le cadre d’une note collective (disponible ici). Celle-ci constitue un document de travail préparatoire à une note plus élaborée. Son but est donc de donner une idée des problématiques communes mises en évidence dans nos travaux.

Mots-clés: quartiers populaires, système économique populaire, secteur alimentaire, production ur-baine, revitalisation urbaine

1. Objectifs et hypothèses de recherche

La recherche doctorale comporte deux volets distincts. Le premier s'intéresse au fonctionnement éco-nomique des quartiers populaires et, plus précisément, au rôle que jouent les activités productives et commerciales liées à l'alimentation dans l’économie et les dynamiques sociales des quartiers populaires centraux et, plus généralement, dans la production de l’espace urbain. Le deuxième consiste à confron-ter ce système économique complexe avec les visions projetées sur ces espaces par certains groupes d’acteurs dominants.

Cette approche de recherche se veut donc en rupture avec les visions dominantes sur les zones urbaines désindustrialisées et les quartiers précarisés. En effet, bien que ces espaces soient souvent présentés comme des zones improductives et dépravées socialement, ces zones constituent souvent des oppor-tunités foncières intéressantes. Cette situation de « vide économique » est donc régulièrement utilisée pour justifier la mise en place de larges projets de redéveloppement de ces quartiers . Peu d’attention est cependant accordée aux dynamiques économiques et sociales qui prennent place dans ces lieux délaissés et celles-ci sont rarement prises en compte par les projets qui visent à « revitaliser » ces quartiers 1. L’optique de ce projet de recherche est donc de révéler l’invisible, d’insister sur les nombreux liens qui se sont tissés autours d’activités économiques au sein de ces espaces et de réfléchir aux consé-quences que certains projets urbains pourraient avoir sur leur fonctionnement. En effet, certains au-teurs ont pu montrer que ces espaces sont loin d’être des « vides économiques » et que des nouvelles activités productives et commerciales peuvent s’y développer 2.

Par certains aspects, ce point de vue rejoint donc celui que j’ai pu développer dans le projet de re-cherche réalisé lors de mon mémoire de fin d’étude 3. Celui-ci s’intéressait aux formes de « résistance » des habitants des classes populaires face à la gentrifi-cation et, dans ce cadre, j’avais pu identifier un certain nombre de ressources pour les habitants des quartiers populaires, favorisant leur maintien dans ces quartiers. Parmi ces « ressources » figuraient notamment la présence d’activités économiques et commerciales qui contribuaient à approvisionner le quartier en produits bon marchés, à fournir des emplois peu qualifiés et à tisser des liens sociaux. Les habitants de ces quartiers étaient donc considérés en tant qu’acteurs ayant une certaine marge d’action et non pas uniquement en tant que simples victimes passives du changement. Cette approche rejoint donc celle développée par le collectif Rosa-Bonheur dans le cadre de leur analyse de la centrali-té populaire de Roubaix 4. Cependant, il faut prendre garde à ne pas idéaliser la situation dans laquelle se trouvent les populations des quartiers populaires. En effet, si ces stratégies de survie permettent parfois aux habitants de s’en sortir, il ne s’agit pas pour autant de nier les nombreuses difficultés rencontrées lors de leur parcours.

2. Le choix d’un cas d’étude : le site des « Abattoirs et marchés d’Anderlecht »

C’est dans cette optique que j’ai donc décidé de m'intéresser plus particulièrement aux « Abattoirs et marchés d’Anderlecht » et au projet de « Manufakture Abattoir » dans le cadre d'un travail interdisciplinaire portant sur le site (« cellule Abattoir »). Le choix de celui-ci a été motivé par la richesse des fonc-tions qu’il héberge et la complexité des jeux d’acteurs qui s’y entremêlent. En effet, cet espace accueille, d’une part, une activité industrielle très ancienne mais présentée aujourd’hui comme en déclin, et, d’autre part, le plus grand marché populaire de Bruxelles. Ce cas d’étude permet donc d’étudier deux activités économiques assez différentes ainsi que les relations qu’elles entretiennent l’une envers l’autre. De plus, comme le travail de cellule a permis de le monter, le site, et son marché en particulier, représente une ressource économique et sociale non négligeable pour le quartier de Cureghem. Enfin, il s’agit également d’un espace en transformation, faisant l’objet de différents projets de redéveloppement qui pourraient affecter profondément son fonctionnement et éventuellement menacer ce rôle de ressource pour les habitants des quartiers avoisinants.

3. Retour sur les apports de la « cellule Abattoir »

Dans le cadre de l’analyse de la programmation FEDER, le travail réalisé jusqu’à présent au sein de la «cellule Abattoir» s’est principalement focalisé sur la mise en perspective des visions et des projets développés sur le site des abattoirs d’Anderlecht avec la réalité plus complexe de cet espace urbain.

Le travail de la «cellule Abattoir», s’est donc avéré très utile du point de vue de ma recherche individuelle. Tout d’abord, à travers la lecture de la littérature liée au site, les visites de terrain, les reportages photographiques et vidéos et les entretiens réalisés avec certains acteurs clés, j’ai pu avoir une première vision d’ensemble du fonctionnement des activités présentes sur le site des abattoirs, en particulier celles liées au secteur de la viande et au marché alimentaire. Par ailleurs, le travail de terrain, m’a également permis de mieux comprendre les projets de transformation du site et la complexité des nombreux enjeux liés à ceux-ci. Enfin, l’analyse de ce cas d’étude a contribué à faire ressortir certaines problématiques qui sont venues préciser mes propres intérêts de recherche.

De nombreuses questions restent cependant encore à explorer. En effet, le travail de la «cellule Abattoir» s’est fortement focalisé sur les discours et les représentations des porteurs de projets et de certains groupes de la société civile, mais, jusqu’à présent, s’est assez peu intéressé aux points de vue des usagers du site, qu’ils soient des clients du marchés, des marchands, des grossistes ou encore des travailleurs des abattoirs. Du plus, la recherche s’est fortement concentrée sur le site des abattoirs en lui-même or celui-ci ne peut être étudié coupé de tout contexte et devrait être envisagé comme étant en interaction permanente avec le quartier de Cureghem ainsi qu’avec le reste de la ville. Par ailleurs, l’analyse des nouveaux développements mis en place sur le site et des relations que ceux-ci entretiennent avec les activités plus traditionnelles du site, devrait être approfondie. Enfin, même si l’analyse des jeux d’acteurs a déjà été abordée dans le cadre du travail de cellule, notre compréhension des objectifs concrets des acteurs impliqués dans les projets de réaménagement du site, ainsi que des contraintes qui pèsent sur ceux-ci, mériterait d’être encore améliorée.

Dans le cadre de ma recherche doctorale, mes contributions dans le cadre de la poursuite du travail de cellule seront :

  1. d’approfondir notre compréhension du fonctionnement des activités économiques du site des abattoirs en insistant particulièrement sur les liens qu’entretiennent ces activités avec le quartier avoisinant (voir même au-delà) ;
  2. d'approfondir l’analyse des réalisations concrètes mises en place dans le cadre du redéveloppement du site et des contraintes qui pèsent sur les acteurs responsables de ces redéveloppements ;
  3. d’élaborer des hypothèses quant aux transformations futures du site.

Ces différentes contributions sont abordées plus en détail dans la partie suivante.

4. Contributions futures au travail de la «cellule Abattoir»

Fonctionnement des activités économiques et relation au quartier

Une première contribution de ma recherche au travail de cellule consisterait donc, d’une part, à explo-rer le fonctionnement des activités économiques du site des abattoirs et, en particulier, celui des activi-tés d’abattage et de marché, et, d’autre part, à m’intéresser à leur inscription au sein du quartier de Cureghem.

Par conséquent, un premier groupe de questions auxquelles j’aimerais m’intéresser dans le cadre du travail de cellule porte donc sur le fonctionnement concret de ces activités et les rapports qu’elles entretiennent entre elles. Quels sont les contraintes et les nécessités en termes de transport et de logistique de ces deux activités ? D’où provient leur approvisionnement ? D’où provient leur main d’œuvre ? Quels rapports entretiennent ces deux activités ? Sont-elles complémentaires ou fonctionnent-elles en vase clos ? Dans quelle mesure les activités d’abattage contribuent-elle à l’approvisionnement du marché ? Comment les clients du marché perçoivent-ils la présence de l’abattoir ? Comment ce rapport a-t-il évolué dans le temps ?

Un deuxième groupe de question, quant à lui, porte plutôt sur le lien entre le fonctionnement des activités du site et le quartier (voir le reste de la ville). Quels sont les profils des usagers du site ? Où habitent-ils ? Pour quelles raisons ces personnes fréquentent-elles ce site en particulier et quelle utilisation en ont-elles ? Quelle place occupe le site dans le réseau de lieux connus et fréquentés par ces personnes ? Qu’est ce qui participe à la spécificité du marché des Abattoirs par rapport d’autres espaces commer-çants tels que le Marché du Midi, la rue de Brabant ou la chaussée de Gand ? Quels types de relations (concurrence, complémentarité, approvisionnement) le site entretien-t-il avec ces autres espaces ? Quels rapports (amicaux, conflictuels, marchands, etc.) différents groupes d’usagers entretiennent-ils sur le site ? Existe-il des liens (familiaux, amicaux ou autres) entre clients, marchands et grossistes ? Quels éventuels bénéfices, les personnes peuvent-elles retirer de ces réseaux de relation et, inversement, quelles sont les contraintes induites par ceux-ci ?

Analyse de projets et jeux d’acteurs

Une deuxième contribution à la recherche collective pourrait être apportée, d’une part, au travers de l’analyse des projets concrets de redéveloppement du site et, d’autre part, des contraintes qui pèsent sur les jeux d’acteurs qui sous-tendent ces projets.

En effet, le sujet des transformations du site et de la cohabitation dans le temps et dans l’espace de fonctions très différentes (activité de marché, secteur industriel de la viande, agriculture urbaine, activités socio-culturels, évènements festifs) soulève de nombreuses questions. Quels rapports entretiennent ces différentes activités les unes envers les autres ? Fonctionnent-t-elles indépendamment les unes des autres ou existe-t-il des formes de complémentarité ? Ces différentes activités s’adressent-elles à des publics différents ? Existe-t-il une différence dans le type de marchands, de produits ou de clientèle entre la halle alimentaire et le marché extérieur ? Comment s’intègrent ces différentes activités dans le temps et dans l’espace ?

Par ailleurs, au-delà des visions projetées dans les plans d’aménagement du site, de nombreuses questions demeurent sur les objectifs réels des différents groupes d’acteurs impliqués. Quelles sont les objectifs de la société Abattoirs concernant le futur du site ? Quelles sont les contraintes (ressources financières, manque expertise, maîtrise foncière, etc.) qui pèsent sur la réalisation de ces objectifs ? La diversification récente des activités de la société révèle-t-elle une volonté de faire progressivement disparaître les activités héritées de l’histoire ou simplement de les faire cohabiter avec de nouvelles ? A quel point les objectifs de rentabilité de cette société privée, gestionnaire du site, constituent-ils un moteur ou une contrainte à la diversification de ses activités ? Dans quelle mesure, l’ancrage ancien de la société dans le quartier contribue-t-il au maintien des secteurs traditionnels de l’entreprise ? Comment expliquer le manque d’intérêt des autorités publiques pour ce site ? Quelles sont les revendications de la société civile sur cet espace ?

Scénarios de développement

Enfin, une dernière contribution au travail de cellule pourrait se matérialiser par l’élaboration de scénarios de développement du site des abattoirs. En effet, l’analyse poussée de l’écosystème social du site des abattoirs, combinée avec l’examen des relations complexes qu’entretiennent les différents acteurs du site, permettrait éventuellement d’aboutir à différentes hypothèses concernant les transformations futures de cet espace.

5. Pistes de réflexion

Explorer des systèmes aussi complexes que celui du site des abattoirs représente un véritable défi pour la recherche. Si le travail de la «cellule Abattoir» a permis de défricher quelque peu le terrain et de placer certaines balises pour s’y repérer, il reste encore beaucoup à faire et le travail de la cellule est loin d’être terminé. En dehors des nombreuses questions de recherche qui émergent à partir des intérêts individuels et du travail collectif, deux objectifs transversaux devraient figurés dans les objectifs de la cellule.

Premièrement, une réflexion devrait être menée sur la position ambiguë qu’entretien la «cellule Abattoir» vis-à-vis des porteurs de projet. En effet, en tant que projet FEDER, la cellule devrait-elle jouer un rôle qui se rapprocherait de celui d’un consultant ? Dans quelle mesure pourrait-elle conserver un regard critique sur les projets FEDER ? Quel type de relation la «cellule Abattoir» est-elle censée entretenir vis-à-vis des acteurs FEDER ? Devrait-elle garder une certaine distance ou au contraire les impliquer dans le processus de recherche et, dans ce dernier cas, comment atteindre cet objectif en pratique ?

Enfin, une deuxième piste de réflexion devrait porter sur la question du travail collectif et de la méthode interdisciplinaire. En effet, face à cette réalité mouvante, en constante évolution, la recherche interdisciplinaire peut-elle fournir les outils méthodologiques requis pour explorer cette réalité complexe ? Comment pourrait-on intégrer les différentes approches et outils disciplinaires ? Comment concilier les intérêts de recherche individuels avec des objectifs collectifs de recherche ? Comment associer les différentes contributions individuelles en vue d’arriver à un résultat collectif ?

6. Bibliographie

  • BERGER Alan, (2007) Drosscape: Wasting Land Urban America. New York: Princeton Arcitectural Press.
  • CHABROL, Maria, (2013) Continuités d'usages et maintien d'une centralité commerciale immigrée à Château-Rouge (Paris). Les Annales de la recherche urbaine, 108(1), pp. 96-107.
  • Collectif Rosa Bonheur, (2014) Comment étudier les classes populaires aujourd'hui? Une démarche d'ethnographie comparée. Espaces et sociétés, 1 Mars, Issue 156-157, pp. 156-157.
  • Collectif Rosa Bonheur, (2016) Centralité populaire: un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d'une ville périphérique, SociologieS, 16 Juin.
  • ROSENFELD Martin & VAN CRIEKINGEN Mathieu (2015) Gentrification vs. place marchande. Présent et devenir d'une centralité commerciale euro-africaine d'exportation de véhicules d'occasion Revue d'ethnologie européenne de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Volume 4, pp. 52-62.
  • SANCHEZ TRENADO Corentin (2016), Résister à la gentrification: Analyse des quartiers Heyvaert et Anneessens à Bruxelles, Mémoire présenté en vue de l'obtenition du Master en Sciences Géographiques, finalité développement Territorial [non publié].

  1. <p>Berger, 2007&#160;<a href="#fnref1:1" rev="footnote" class="footnote-backref">&#8617;</a></p>
  2. <p>Rosenfeld &amp; Van Criekingen, 2015 ; Chabrol, 2013 ; Collectif Rosa Bonheur, 2016&#160;<a href="#fnref1:2" rev="footnote" class="footnote-backref">&#8617;</a></p>
  3. <p>Sanchez Trenado, 2016&#160;<a href="#fnref1:3" rev="footnote" class="footnote-backref">&#8617;</a></p>
  4. <p>Collectif Rosa Bonheur, 2014&#160;<a href="#fnref1:4" rev="footnote" class="footnote-backref">&#8617;</a></p>
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